La première fois que j'ai entendu parler de « Vanity Publishing », c'était à l'université d’Édimbourg. Etudiants en Master d'édition, on suivait nos cours dans un magnifique château entouré de collines verdoyantes, avec une vue imprenable sur l'« Arthur's Seat ». On fabriquait de belles maquettes sur des Macs tout neufs et on cherchait des stages chez des éditeurs prestigieux. On avait entendu mentionner cette pratique honteuse presque à mi-voix, vite évoquée vite oubliée - yuk!
La Cour des Miracles
Le Vanity publishing, ou édition à compte d'auteur, consiste à décider de publier ses propres ouvrages sans être choisi par un éditeur, en assumant les frais de fabrication et la diffusion. C'est globalement très mal vu par l'ensemble de la profession (éditeurs et auteurs édités). C'est comme entrer dans un panthéon sans y être invité, en se faufilant comme un voleur par la porte de service, ou pire ! en payant le videur comme un nouveau riche, la voie royale consistant à attendre - jusqu'à la mort s'il le faut - d'être coopté.
Le vent se lève
Mais il semble que le vent est en train de tourner, notamment avec le numérique qui évolue vers le « tout-utilisateur-friendly », et ses conséquences sur les mentalités, à travers ce que Stéphane Vial appelle la « culture technique » - la même qui changé les rapports humains avec l'invention du téléphone, quand on a pu se parler sans se voir ! L'ère du DIY a vu émerger de nombreux outils pour maquetter, éditer, imprimer plus facilement, sans y être initié, et pour toujours moins cher. Ces avancées technologiques transforment petit à petit les modes de faire autant que de penser.
Et puis cette croisade à l'assaut des « Grands Editeurs », inlassablement soldée par une lettre froide et polie, ou alors rien du tout, sans être jamais sûr que l'on vous lit vraiment, ni qui le fait - je parle en connaissance de cause, j'ai été stagiaire. Tout ça alors que les étagères de nos librairies favorites regorgent de textes qui parfois auraient pu rester dans un placard. Non je ne suis pas mauvaise (ou alors si peu) mais la redondance de voir des célébrités publier des ouvrages plus ou moins recommandables et invitées pour ça sur douze plateaux télé-radio en quatre jours, à force c’en est un peu écœurant.
Et puis au-delà de ça, être assommé à chaque rentrée littéraire de centaines de livres qui se tirent dans les pattes à celui qui criera le plus fort, entendre par des bruits de couloirs les guerres intestines des grandes maisons qui ressemblent à tout sauf à un contexte propice à faire éclore de beaux textes qui émeuvent, font réfléchir, produites par des équipes épanouies, heureuses de leur travail, et lire Iegor Gran pour se le faire confirmer... La publication de notre texte-chéri-bébé vaut-elle tout cela ? A-t-on envie de jeter ce petit être fragile et si intime entre les griffes de ce monde-là ? ça nous ramène à une question de base : pourquoi veut-on publier (au fait) ?
Pourquoi pas ?
Parce qu'au fond, on pourrait écrire toute sa vie sans jamais publier ! ça arrive à plein de gens très bien. Alors pourquoi vouloir mettre son texte en page, en faire un objet fini, transmissible, achevé ? On peut être sûr de son succès, connaître sa cible et être certain de répondre à un besoin. Et donc devenir soi-même son propre éditeur, genre start-up littéraire ou auteur en freelance. Pourquoi pas, pour un texte pratique, une méthode, un ouvrage de niche. Ok.
Mais pour un texte « littéraire » ? Une fiction, de la poésie, du théâtre...? Peut-être s'agit-il dans ce cas de se séparer du texte, d'arrêter de le travailler, de vouloir le perfectionner, de se jeter à l'eau ? Peut-être ce texte renferme-t-il trop de choses avec lesquelles on aimerait prendre du recul et qui ne veulent pas être tributaires pour cela du bon vouloir d'un éditeur sous pression de ses actionnaires ?
Un peu de dérision, que Diable !
Et puis il y a peut-être autre chose aussi, et c'est un point qui nous paraît délicieusement dissident, c'est l'idée de dédramatiser l'écriture, la sortir de son écrin avec des gants de vaisselle. Extraire l'ego - une partie du moins, celle qui n'est pas indispensable à coucher ses propres lubies sur du papier pour les faire lire à d'autres, non, celle qui est mobilisée uniquement lors du processus de publication (= rendre public) qui, à sa décharge, n'est pas loin du strip-tease. Alors soit on s'effeuille le rouge aux joues, en cachant misérablement ce qu'on peut cacher - c'est-à-dire pas grand chose - soit on en joue, on assume, et si le résultat est médiocre, on revendiquera au moins le mérite d'avoir osé. Et on fera mieux la prochaine fois, peut-être.
J'ai beaucoup ri en lisant ceci, extrait d'un article de David Kadavy publié sur Medium, 24 things I learned self publishing 3 books in only 6 months* :
"Your book doesn’t have to kill you. Some people say that if you’re going to write a book, it had better be the most amazing book you can possibly write. They’ll say you’ll be committing career suicide if you don’t put every fiber of your being into every book. People who say this are usually in bed somehow with the dying traditionally-published industry. It’s in their best interests to treat book publishing as some sacred act — if fewer people write their first books, publishing can keep its mystique. Writing my first book was a miserable process. Writing my second book was fun. My second book turned out better than my first book."**
La fin d'un monde ?
Je ne suis pas d'accord avec tout l'article. Et contrairement aux apparences, je continue de penser que l'édition est un beau métier. Mais cette partie semble avoir été écrite pour moi - et nombre d'entre vous j'en suis sûre s'y reconnaîtront aussi. Après tout pourquoi faire de l'écriture une souffrance, pour ensuite y ajouter l'humiliation de chercher à se vendre avec une chance sur 10 000 d'être sélectionné, non pas parce que votre texte est nécessairement mauvais, mais parce que vous êtes inconnu, vous ne valez pas le coup (pas assez bankable), vous arrivez en fin de journée...? Finalement pourquoi pas, si l'auto-édition continue de se développer, publier un peu plus de textes mais en beaucoup moins d'exemplaires ? Les lecteurs n'en seront pas plus submergés puisque les auteurs n'ont pas de contrats avec des diffuseurs. Et si les textes sont mauvais, ils n'auront pas de succès - ou alors pas plus que les mauvais textes actuellement diffusés - et seront éliminés par l'écosystème naturel du lectorat. S'ils sont bons en revanche, il leur arrivera peut-être de se faire approcher par des éditeurs en chair et en or, ce qui arrive déjà.
Se réinventer
En bref, c'est peut-être la fin d'un monde, du moins de son exclusivité. Oui, quelque chose se passe dans le monde merveilleux du livre. Effectivement et nécessairement il se réinvente, avec de très belles choses, et aussi de moins belles. Tout publier, ça veut dire le meilleur comme le pire. Et j'ai été parmi les premiers à les snober ouvertement, mais si les possibilités technologiques d'auto-édition rencontrent un tel succès, c'est peut-être qu'il est temps de renverser un secteur trop rigide, et fondé sur des principes pas (ou plus) toujours efficaces ni recommandables. Car comme dit Thomas L. Friedman au sujet d'une autre révolution : « Big breakthroughs happen when what is suddenly possible meets what is desperately necessary »***.
* 24 choses que j'ai apprises en auto-éditant 3 livres en seulement 6 mois
** Votre livre ne doit pas nécessairement vous tuer. Certaines personnes disent que si vous écrivez un livre, il vaut mieux que ce soit le plus génial que vous puissiez écrire. Ils diront que vous commettez un suicide professionnel si vous ne mettez pas chaque fibre de votre être dans chaque livre. Ceux-là le disent généralement d'une façon ou d'une autre depuis le giron de l'agonisante édition traditionnelle. Ils ont tout intérêt à considérer la publication comme un acte sacré - si moins de gens écrivent leur premier livre, l'édition gardera sa mystique. Écrire mon premier livre fut long et pénible. Écrire mon deuxième livre était chouette. Mon deuxième livre s'est avéré meilleur que mon premier.
*** De grandes avancées se produisent lorsque ce qui est soudainement possible satisfait ce qui est désespérément nécessaire.
(traductions de la rédaction)