Avignon, juillet 2019. Dans un jardin plein de vent et de cigales. Parfois un train qui passe - présence incongrue de la ville toute proche. Des tables en carré, comme une salle de TD. Le public est attablé, sage, prêt - du moins le croit-il. Parmi nous, quatre personnages invisibles. Des livres en pagaille, des feuilles volantes. Un texte fondateur.
Et puis presque sans transition, naissance d'un débat. Sous nos yeux, ils se mettent à s'engueuler comme on aime. Humour, intelligence, pertinence, causticité. Et en quatre répliques, écroulement d'un mythe fondateur et genèse d'un autre. Adieu châtiment, crime originel, péché et culpabilité structurelle. Sous les pavés, la plage. Sous la feuille de vigne, la liberté et l'amour.
Revenir à l'essence du sens : volatile
Dans la Genèse, que nous avons entre les mains, à aucun moment n'apparaît le mot « péché », ni celui de « châtiment », ni même « punir ». Comment a-t-on pu en arriver là ? A cette religion culpabilisante, castratrice, humiliante ? C'est le début du débat. Et c'est un coup de tonnerre.
Les personnages, forts en gueule, reprennent la lecture, phrase par phrase. Un commentaire de texte en bonne et due forme. Chaque passage est décortiqué, repensé, éclairé sous un jour nouveau. Ce [dieu] au lieu d'être rigide et colérique pourrait tout aussi bien être bienveillant et admiratif de sa création. Ah bon ? Et ce « raté » originel pourrait tout aussi bien être un passage attendu, nécessaire, initiatique. Ah tiens... Et ainsi de rebondissement en coup de théâtre, on détricote, on manipule, on interroge des fondations millénaires, suspendus au rythme haletant de ces quatre paires de lèvres dissidentes.
Bref. Mieux qu'une série britannique ou un page-turner - qui l'eût cru ? - La Genèse ! Et avec 2000 ans de succès dans les pattes ! Chapeau l'artiste !
Il est inter-dit d’interdire
Le spectacle est tiré d'un livre de Marie Balmary*, une psychanalyste qui revoit les textes anciens à partir de l'hébreu, postulant que les traductions sont souvent erronées et biaisées. Dans sa lecture lacanienne, l'« interdit » est relu en inter-dit, ce qui est dit entre. Pas de prohibition dans la Genèse. Comme si on nageait en plein contresens depuis 2000 ans. Ce que l'on propose ici, c'est que le sens est caché, ailleurs, dans la recherche. En chacun peut-être. D'ailleurs, chaque personnage prononce le nom de [dieu] différemment, selon ses propres critères - primauté scientifique, respect des croyants, précision étymologique. Et au cours des lectures à voix haute, chacun prononce sa version, dissonant en chœur.
Quatre personnages qui sont nous
Et ce n'est pas un hasard, car ces quatre personnages sont les quartiers d'une pomme - encore ! Ils forment à eux tous un ensemble harmonieux. Un orchestre. Une assemblée, une place publique, au pire un sympathique marché aux poissons, une Commedia dell'Arte. Il y a le conservateur, qui défend la lecture classique culpabilisante de la Genèse, le provocateur, qui démonte toutes les idées préconçues de façon quasi systématique, le sage (qui est une femme, merci), qui raisonne de façon extrêmement pertinente mais toujours très respectueuse, et le naïf (qui est le metteur en scène, merci encore) qui supporte les quolibets de ses acolytes érudits et persiste à poser des questions simples et sincères. Ils pourraient être les âges de la vie - l'enfance qui questionne, l'adolescence qui rebelle, l'adulte qui monte la garde, la sagesse qui surplombe.
Ces quatre facettes peuvent aussi rappeler la célébration d'une autre genèse, celle du peuple juif, libéré de la domination des Égyptiens. Le soir de Pessah, la Pâque juive, interviennent quatre enfants : un méchant, un naïf, un sage et un muet. Chacun doit poser une question sur cette nuit pas comme les autres. Ce rituel est un hommage à la transmission de la connaissance, à la curiosité, à l'intelligence. Le rôle central du questionnement dans le judaïsme est incarné par ces quatre personnages, allégorie collective d'une pédagogie différenciée, adaptée à chacun et à chaque moment.
Cette revendication d'un savoir non fixe, la nécessité de s'approprier les sujets progressivement, dans l'échange et la remise en question permanente, pour éviter tout dogmatisme, tout arrêt de la pensée, toute subjugation, c'est précisément le message de ce spectacle : ne jamais s'arrêter de lire, de penser, de questionner - sous peine de devenir borné, buté, violent, intolérant. La connaissance est un arbre vivant que l'on cultive ensemble - un arbre à palabre ? Et, croyez-le ou non, c'est la Genèse qui le dit.
La naissance du sujet
« [...] de l'arbre à connaître bien et mal,
tu n'en mangeras pas,
car du jour de ton manger de lui,
mourir tu mourras. »**
L'homme ne doit pas manger la connaissance, parce qu'ainsi il se l'approprie, et en la faisant sienne la fait disparaître, par un processus biologique basique. Au contraire, s'il ne mange pas, mais cultive, converse, échange, fait éclore, non seulement il la fait prospérer, mais il se transforme lui-même en devenant acteur de son choix, en d'autres termes, un sujet. Le raisonnement est le même avec son binôme, Isha, la femme, pas encore Eve : en acceptant la distance qui les sépare, « os de mes os / chair de ma chair / celle-ci sera proclamée femme », il fait d'elle et de lui en même temps, des sujets.
La séparation permet la relation. Le binôme (ou couple, n'ayons pas peur des mots) naît de l'alchimie entre la différence et la parole. Avant l'arrivée de la femme, l'homme crie. Une fois qu'elle est là, il dit. Soit l'inverse de la dévoration, qui annihile la différence et se passe de mots. Dans le spectacle, chacun appelle [dieu] différemment, c'est ce qui fait que l'on a des choses à se dire, que la relation peut avoir lieu, que l'humanité existe, est créée. Contrairement à [dieu] qui est incréé et tout seul, l'homme doit achever lui-même son processus de création en passant par cette douloureuse épreuve de l'altérité : « une aide contre lui »**.
Donc si on mange l'autre, on meurt aussi car on se mange soi-même en tant que sujet. Et le fameux inter-dit, ce qui est dit entre, est dit entre deux personnes : l'inter-dit fait le sujet souverain. CQFD.
« Qui joue avec les âmes et ouvre les volets de la perception »
Tout cela peut avoir l'air d'une évidence, et pourtant il est tant de situations où l'on voudrait bien « manger » l'autre - parce qu'on l'aime trop, parce qu'on veut le protéger, parce qu'on pense qu'on peut faire son bonheur contre son gré, parce qu'on a peur, parce qu'il nous fait mal, parce qu'on est en proie à des émotions difficiles à supporter, parce que ça serait plus simple, parce qu'on ne veut pas être seul...
Mais voilà, c'est le chemin de l'humain, sa vocation transcendantale, de créer son propre jardin, de réécrire ses propres Tables de la Loi, bref, de travailler à devenir, issu de ses propres forces, un sujet divin, créateur de sa propre vie, « l’amour, un sens et sa détresse »***.
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** Genèse, traduction d'André Chouraqui
*** R. M. Rilke, Livre de la Pauvreté et de la Mort
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"Cherchez la faute"
*D’après La Divine origine. Dieu n’a pas créé l’homme, de Marie Balmary (Ed. Grasset & Fasquelle / Livre de Poche)
Mise en scène et adaptation : François Rancillac
Interprètes : Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, François Rancillac, Frédéric Révérend
www.theatredelaquarium.net/Cherchez-la-faute
2 réflexions au sujet de « Au commencement n’était pas le bonheur, ou la Genèse comme vous ne l’avez jamais lue »
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