Elephant Man Antoine Chalard

L’Elephant Man d’Antoine Chalard, où l’âme du diamant est la lumière*

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Avignon, juillet 2018, 14h. En pleine canicule, nous voilà projetés à Londres, en 1884. Le temps est maussade, la vie en noir et blanc. Le sang se glace à l'apparition macabre d'un montreur de "freaks", un Bytes grêle et cruel dans son costume de M Loyal version Mr Hyde. Son monologue claque dans l'air immobile, l'audience boit au bord de ses lèvres son cynisme délicieux, qui perle comme un philtre. Au rythme de ses mots taillés au hachoir, des images se bousculent, au comble de l'horreur. Une femme enceinte piétinée par un éléphant. Lorsqu'elle accouche, ce n'est ni un homme, ni un animal. C'est... L'homme exulte dans sa froideur. Et nous, fascinés par son récit, le suivons derrière le rideau de tulle, avec un mélange de gêne et de voracité. Le côté obscur de notre nature a déjà pris le dessus.

La pureté d'un rêve

Depuis les premières minutes et pendant 1h30 environ, on est pris à la gorge. Les émotions se bousculent, jaillissent sans entrave ni filtre. Pitié, tendresse, tristesse, colère, douleur, haine. Pas un instant le cœur ne se dénoue. Pas un répit. Pourquoi ? Comment ? C'est que chaque mot, chaque geste, chaque rai de lumière, objet ou pièce de costume, est habité par l'émotion, vibre par soi-même comme autant d'ondes sonores, qui font résonner, toutes ensemble, cet hymne à l'humanité. Comme dans un rêve où tout a son sens et son esthétique propres, où les objets ont une âme, où chaque silhouette pèse dans la balance du haut-le-cœur ou de la gaieté du réveil, chaque minute marque la conscience au fer rouge. Dans cette approche minimaliste, cette attention d'orfèvre au détail, cette sobriété qui fait mouche, on est pris à l'estomac - exactement comme dans un songe. La pureté qui habite ce plateau abolit d'une pichenette toute barrière du rationnel pour s'adresser directement au cœur, dans son propre langage, et le bouleverse.

Le jeu des miroirs

Le théâtre, c'est le miroir du monde, dit Mrs Kendal à Elephant Man. Et de reconnaître en lui l'écho de ses blessures, de son isolement et aussi sa propre sensibilité, sa délicatesse brusquées. En réalité, John Merrick, que tous peinent à regarder en face la première fois, est un miroir pour chacun. Il est la solitude et l'abandon de Bytes, la monstruosité de l'ambition du Dr Treves. Il est aussi la ténacité et la loyauté de l'infirmière-en-chef, l'exemplaire Mrs Motherhead.

L'homme-éléphant est-il une allégorie du théâtre ? Incarne-t-il la représentation parfaite d'une humanité éternellement grotesque, terrifiante et sublime ? Représente-t-il ce hiatus de nature qui nous rend "si imparfaits et si affreux", et à la fois si sublimes quand nous nous jouons de nos tares ? Cette extrême finesse sous des traits si grossièrement déformés, n'est-ce pas l'essence même du jeu immémorial du Bouffon ? Ainsi la concentration de miroirs crée-t-elle un miroir aux alouettes. La vérité est ailleurs...

La puissance des histoires

La pièce bat au rythme des histoires, chaque pulsation est un conte. C'est l'histoire d'histoires - celle de Joseph Merrick racontée par le Dr Treves, puis par David Lynch, et toutes celles qu'elles engendrent, comme par méiose - qui se rencontrent, s'entrechoquent et réagissent, créant des situations, des destins, jouant des personnages comme dans un jeu de quilles. C'est Bytes qui fait l'ouvreur - "Approchez !" Le ventre de la mère, piétiné par un monstre de cauchemar, l'a rendu infirme, sublime et monstrueux, celui que Bytes appelle "Ma merveille", Mon trésor", "Mon précieux". Son histoire est plus fascinante encore que son apparence. Celle du Dr Treves se joue avant de se raconter. On voit la marionnette avant qu'il n'en dévoile les ficelles, comme si, révélé à lui-même, il ne pouvait plus tromper personne. L'histoire d'un rat qui voulait être l'ami du lion. Et qui finit rongé de remord d'avoir profité du crédule éléphant.

Mrs Kendal, en comédienne, emprunte ses mots au plus grand, et ouvre irréversiblement le cœur de John Merrick avec un dialogue de Roméo et Juliette. Puis Bytes renverse le cours des choses avec l'histoire de sa rencontre avec John, dans une version qu'on imagine très personnelle, qui le convainc de reprendre la route avec lui, jusqu'à sa perte. Puis l'épopée de John, son retour à Londres, auprès de son ami, après l'abandon de Bytes. Et c'est la fable de Charles Perrault, conteur parmi les conteurs, qui porte le coup de grâce.

Comme Joseph Merrick, on naît avec une histoire, on meurt avec une histoire. Et tout, entre les deux, n'est que péripéties d'une comédie humaine, que l'on prend comme telles, ou que l'on joue avec la plus sérieuse naïveté. Finalement peu importe son chemin, bête de foire ou singe de Cour, ce qui compte vraiment, c'est de connaître son cœur et de choisir son destin - et de préférence, celui de ne pas être mangé par l'ogre.

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  • Avec Clémentine Yelnik, Antoine Chalard et Florent Malburet
  • Texte et mise en scène d'Antoine Chalard
  • Co-production Compagnie Lé La et Théâtre du Midi

Pour en savoir plus :

*Joseph Joubert (1754-1824)

Fascinés par son récit, nous le suivons derrière le rideau de tulle, avec un mélange de gêne et de voracité.

La pureté qui habite ce plateau abolit toute barrière du rationnel pour s'adresser directement au cœur, et le bouleverse.

Cette extrême finesse sous des traits si grossièrement déformés, n'est-ce pas l'essence même du jeu immémorial du Bouffon ?

Son histoire est plus fascinante encore que son apparence.

Bête de foire ou singe de Cour, ce qui compte vraiment, c'est de connaître son cœur et de choisir son destin