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Les mots, ces super-pouvoirs

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Quand on apprend une langue et qu’on la pratique dans un autre pays, on a parfois l’impression de toucher du doigt une autre version de nous-mêmes. A force de parler autrement, d’utiliser des expressions et des concepts impossibles à traduire dans notre langue maternelle, littéralement ou approximativement, on finit par penser autrement, sentir autrement, et même être un peu autrement.

Les mots nous façonnent

Comme si le langage, un outil conçu par l’humain et sa raison - un pur produit culturel en somme - pouvait modifier ce qui semble aussi ingérable, aussi brut, que nos émotions, notre « être vivant le monde ». Et cette différence, si négligeable semble-t-elle à la base - utiliser un mot pour un autre, la belle affaire ! - expliquerait peut-être bien des incompréhensions, aux conséquences sociales parfois désastreuses. Car le langage, cet outil de communication par excellence, donne aussi les meilleures opportunités de ne pas se comprendre, et les mots mal utilisés sont des armes de destruction massive.

Nous avons eu envie de revenir sur cet essentiel, sur ces instruments qui fondent notre quotidien, privé et professionnel, que nous manipulons chaque jour et dont le résultat est notre gratification – ou pas. Soyons humble. C’est un gouffre insondable. D’aucuns en font l’étude d’une vie, voire de plusieurs. Nous nous permettons ici de butiner et cueillir des idées qui nous donnent envie de méditer, en espérant qu'elles vous inspirent aussi.

Les mots nous nourrissent

Pour ma part, il me semble que les mots sont à proprement parler une nourriture. On peut s’en gaver, s’en écœurer, à s’en rendre malade, tête qui tourne, mal au cœur, crise de foi(e). On peut aussi en manquer - terriblement. Une situation non expliquée, un acte pas pardonné (pas « digéré » dit-on souvent), une douleur « sans nom  », sans raison, et l’on est à terre, vidé de toute substance, tendu vers ce mot qui nous manque comme une poutre porteuse à une charpente.

Les mots de l’amour sont particulièrement sensibles au manque ou au trop-plein. Trop dire son amour c’est comme un gâteau plein de crème, recouvert de sucre, imprégné d'épices fortes ou d’alcool. Il est beau, et donne envie, mais au bout d’une bouchée, on n’en peut plus. A l'inverse, ne pas entendre assez qu’on est aimé est également difficile. Au pain sec et à l’eau, le cœur se dessèche doucement, en perd la joie de vivre, devient méfiant, amer, s’épuise.

Et puis à côté du Grand, du Central, il y l'amour de tous, de son prochain, pour qui on peut avoir des mots-réconfort : des mots-chocolat-chaud quand il fait froid, des mots-citronnade quand il fait chaud, des mots-pommade quand on a mal, des mots-sac-à-colère quand la moutarde nous monte au nez. Car si les mots soulagent, c’est parfois qu’ils emportent nos émotions, qu’ils libèrent nos cœurs en incarnant ce qui les comprime. Avec cette particularité qu’ils ont de jouer aux moules – moule-à-gâteau, moule-à-gaufres – les mots font de petites niches où le sens se loge, se blottit et s’y trouvant bien, y reste, jusqu’à en prend la forme.

Les mots sculptent nos émotions et notre être social

C’est ainsi que notre colère n’est pas la même que l’anger des anglo-saxons, ni que la rabbia italienne. C’est entre autres l’idée que développe Tiffany Watt Smith dans sa TED-conférence sur l’histoire des émotions humaines. Certaines émotions existent dans certaines langues et pas dans d’autres, dans certaines sociétés et pas dans d’autres, à certaines époques et pas à d’autres. Elle cite « hwyl » cette expression galloise qui désigne l’énergie un peu euphorique que l’on tire d’être en groupe, « gezelligheid » qui pour les hollandais verbalise le délice d’être bien au chaud dans sa maison avec ses proches quand il fait froid dehors, ou encore « awumbuk » qui apparaît, pour les Bainings de Papouasie-Nouvelle-Guinée, lorsque les hôtes vous quittent et vous laissent ankylosés de tristesse.

Les mots sont comme des boîtes où l’on range les divers objets de la réalité, parmi lesquels nos émotions. Et tant pis si elles n’y rentrent pas tout à fait, si elles débordent ou doivent rentrer les coudes, si elles sont gênées aux entournures ou s’éraflent les genoux. Coller aux mots c’est s’inscrire dans une société, dans un système – de valeurs, de pensée. Ça ne veut pas dire que les mots que l’on nous donne pour ranger nos sentiments sont toujours adaptés, mais c’est assez rare qu'on s'en aperçoive puisque les mots que l’on apprend tous petits entraînent nos émotions à rentrer dedans. C'est quand on apprend une autre langue, qu'on regarde la vie par l'autre côté du verre, qu'on peut trouver une boîte qui nous corresponde mieux, comme une jeune chinoise autrefois à qui l'on aurait retiré ses bandages pour lui offrir - enfin ! - des baskets. 

Les mots nous font jouir (ou pas)

Il y a donc toute une gymnastique à faire pour « coller » à la société où l’on naît tout en gardant la liberté d’adapter sa langue à ses exigences de transformation. Car si l’on n’y prend garde, par habitude ou par sentimentalisme, on hérite de la pipe de son grand-père dont on ne supporte pas l’odeur ou du corset de sa grand-mère qui nous compresse la cage thoracique.

Les meilleurs exemples touchent au tabou : le sexe par exemple, les parties génitales, et en particulier féminines. Combien de mots affreux – vulgaires, infantilisants, dégradants, ridicules – ou simplement inexistants pour désigner une partie de l’anatomie humaine non seulement si nécessaire, mais aussi si réjouissante ? Alain Rey lui-même, masculin de nature et linguiste de son état, constate que « la dérision ou la description négative du sexe féminin, c’est le signe que la langue française est extraordinairement antiféministe. » Aucun doute qu'un sexe mal nommé sera honteux, gêné - et aura du mal à jouir.

Notons à ce moment précis l'importance de la syntaxe, car la chanson bien connue de Colette Renard, si elle est lexicalement riche et fleurie (et si avant-gardiste en 1963 !), est toute entière à la voie passive (sauf à la toute fin où le verbe est actif mais intransitif, ce qui lui confère une certaine abstraction), ce qui montre que le chemin n'est qu'à moitié parcouru.

Les mots créent des réalités parallèles

En littérature, là où tous les mots sont permis, la magie du langage opère, crée ex nihilo, out of nowhere, façonne la vie juste avec des sons et des dessins sur un papier blanc, des vibrations dans l’air vierge. Comme un génie qui sort de sa lampe et vous sert sur un plateau vos monts et merveilles. L’auteur crée une réalité qui devient tellement vraie qu’on peut en pleurer, en rire, en avoir mal. L’histoire n’est pas réelle mais les émotions si. Et par quel miracle parfois des mots utilisés avec dissidence parlent aussi au lecteur de façon étrangement claire. C’est ce que j’ai constaté à la lecture de L’été des charognes de Simon Johannin (Ed. Allia, 2017) :

« Elle a des yeux fatigués comme des amandes sèches [...] Ses bras il y a de la lassitude dedans mais sont jolis quand même, ils pèsent un peu gris.»

Les mots sont des super-pouvoirs

Enfin il y a les mots qui habillent la réalité de parure de diamants, ou au contraire l’enduisent de boue puante. Avec un bon story-telling, on fait de sa vie un conte de fée – ou au contraire un échec retentissant, peu importe les événements qui la jalonnent.

A grand pouvoir, grande responsabilité. L'un des bonheurs, je crois, tient donc à la prise de pouvoir sur ces mots : en dire assez mais pas trop, peser ses mots, parler doux, parler haut quand il faut, parler d'or en guerre et d'eau par temps sec, parler bien, parler beau - et pas en crapauds comme la méchante du conte. Ou alors chanter plutôt.

A force de parler autrement, on finit par penser autrement, sentir autrement, être autrement.

Les mots de l’amour sont particulièrement sensibles au manque ou au trop-plein.

Pour les hollandais « gezelligheid » verbalise le délice d’être bien au chaud dans sa maison avec ses proches quand il fait froid dehors.

Aucun doute qu'un sexe mal nommé sera honteux, gêné - et aura du mal à jouir.

"Ses bras il y a de la lassitude dedans mais sont jolis quand même, ils pèsent un peu gris."

Avec un bon story-telling, on fait de sa vie un conte de fée.