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A l’heure de la politique-spectacle, les « plumes » politiques sont-elles vouées à devenir dramaturges ?

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Devinettes :
  1. Je suis porteur d'une parodie de la Vérité officielle, je proclame une autre vérité, libérée des intérêts privés et des jugements tous faits. Qui suis-je ?
  2. Je suis un spectacle. Un spectacle de la participation. Le public n'est donc pas passif, à la limite même, il peut être acteur. Il y a pour ainsi dire une confusion fondamentale entre les acteurs et les spectateurs. Qui suis-je ?
  3. Je suis un temps de divertissement, une réjouissance qui répond au besoin d’oublier les soucis de la vie de tous les jours. Je distrais l’individu de ses préoccupations et de son existence bien réglée. Je suis populaire. Qui suis-je ?
  4. Je suis l'arène où peut avoir lieu une confrontation vivante. Qui suis-je ?
Vous avez trouvé ? Vous hésitez ?

Imaginons un instant :

>> que la réponse n°1 soit "Le Président des Etats-Unis"
(ou n'importe quel personnage politique qui utilise les mêmes ressorts pour atteindre son électorat),
>> n°2 : "les campagnes électorales en général, et présidentielles en particulier",
>> n°3 : "une moyenne nationale de 3h25 par jour passées devant un écran (hors motifs professionnels)",
>> n°4 : "un débat électoral télévisé".

Ça colle n'est-ce pas ?

Et pourtant, on n’y est pas du tout. Voyez plutôt.

 Solutions :
  1. Le Fou (ou le Bouffon) - devinette librement inspirée de Jean Dufournet, spécialiste de littérature médiévale
  2. Le théâtre médiéval - devinette librement inspirée d'Henri Rey-Flaud, psychanalyste et professeur de littérature
  3. Le Carnaval
  4. Le théâtre - devinette librement inspirée de Peter Brook, metteur en scène, acteur, réalisateur et écrivain

Rien à voir ? Pas si sûr…

Du mésusage des codes du spectacle

Les politiques utilisent la parole pour se faire entendre. Quoi de plus naturel. Ce qui l’est moins, ce sont les codes qui régissent de plus en plus leurs apparitions publiques.

Dérision, ironie, réversibilité : Comme celui du Fou face au Roi, le discours « anti-système », de plus en commun, se revendique le contrepied d'une parole officielle. La dérision et l’ironie, au coeur de sa rhétorique, la décrédibilisent, la déconstruisent, pour se mieux poser en tant que « changement radical », « renouveau », « nouvelle donne ». Cependant, de même que le Fou consolide le pouvoir royal, soupape d'une insolente liberté confinée dans la solitude de l'opprobre, cette posture joue sur un paradoxe intrinsèque : l'anti-système en est toujours issu et bien souvent en fait partie intégrante. On assiste alors à un discours réversible à l'infini, piochant quand nécessaire de l'un ou de l'autre côté du miroir : populaire et héritier(ère)-milliardaire, fraudeur et modèle, ancien lieutenant et voix neuve.

La parole incantatoire : Face à un présent décrété en ruine, la parole « anti-système » crée des chimères, promet un monde nouveau (ou un retour à l'ancien) où les derniers seraient les premiers, où la « grandeur » et la « puissance » seraient de retour, où tous les malheurs seraient résorbés, comme par magie. En faisant appel à l'imagination et à l'émotion, en alliant simplisme et sophisme dans un langage performatif (je le dis donc ça existera), ces mirages séduisent à peu de frais un public avide de rêve et d'espoir.

La procession, ou la fête populaire : La campagne-spectacle se doit d'être collaborative. Comme dans une fête populaire, chacun peut y participer, revêtir les slogans, relayer les hashtags, s’approprier les mots d'une idole, qui, souvent vidés de leur sens, deviennent des étendards ou des emblèmes.

Circenses : A la fin de la campagne, c'est l’apogée : les candidats rivaux se font face dans l’arène, avec arbitre et minuteur, rampe de feux et buzzer, pour l'ultime combat. On est suspendu aux péripéties, aux retournements de situations et aux climax qui se chargeront de résumer le reste des échanges jugés trop fades.

Le retour de Gorgias

Au milieu de toute cette mise en scène, entre effets et pirouettes, qu'est devenue la parole politique ? A l'origine « relative aux affaires de l'État et à leur conduite » (TLF), elle flirte avec un vaudeville aux accents publicitaires : les mots perdent leur sens et deviennent des images, des évocations, voire de purs mensonges (pudiquement conceptualisés en « post-vérité »). Au lieu de convaincre, on persuade, on invoque les seules émotions : la peur, la colère, la tristesse, la jalousie, le désespoir, et toutes les formes d'abattements possibles. Certes la prestation sera peut-être brillante, « époustouflante », « bluffante », mais au final, le vainqueur reçoit non seulement une salve d'applaudissements, mais aussi les rênes du pays et les codes de la bombe atomique.

Certains parlent alors de « communication politique », parfois avec un certains mépris. Il y a là un quiproquo majeur : la communication n'est pas la publicité. Si la première a pour vocation de mettre en valeur les aspects positifs d'un projet ou d'une entreprise, la seconde est presque toujours explicitement mensongère. Une bonne communication est un discours construit, argumenté, ciblé, qui n'a rien a voir avec le marketing, la plupart du temps basé sur le matraquage ou la manipulation.

"A voix haute"

La scène politique a des traits communs avec la scène d’un théâtre, comme avec la scène du monde - le langage en témoigne. Et dans tout bon discours adressé à des humains, l’émotion et le jeu ont leur place. Mais ils ne doivent servir qu'à accrocher l’attention de la cible. Une fois à l’écoute, l’auditeur/lecteur/électeur doit avoir accès à des arguments raisonnables et raisonnés qui le convaincront ou pas. Il doit rester libre de choisir sa position face au discours : convaincu ou contradicteur - et non fasciné ou révulsé.

C’est ce que nous rappellent, avec toute la candeur dont on a besoin, les candidats au concours Eloquentia filmés par Stéphane de Freitas dans son excellent documentaire A voix haute. Ils nous rappellent que la parole est un sport de combat, que rien ne vaut un beau discours bien construit, que les mots ont le pouvoir suprême d'abattre des clichés (et des « post-vérités »), que bien parler s’apprend et se peaufine, que c'est difficile mais que c’est aussi un plaisir, qu’il est important d’avoir des opinions mais plus important encore de savoir les exprimer pour les défendre, que parler, avec de vrais mots qui ont du sens, unit, crée du lien, libère des frustrations, enfin permet de vivre ensemble.

Sans les mots, c'est le chaos

Dans un monde où un Donald Trump est élu sur des mots comme des coquilles vides, sur une rhétorique de Grand-Guignol, on s’est affranchi de toutes les règles (politiques, linguistiques, éthiques), on a délibérément choisi la transgression, on a officiellement renversé l’ordre établi, installé la confusion et le chaos primordial, arrêté de réfléchir, nié le dialogue et l’existence de l’autre, libéré les émotions reptiliennes et nos plus bas instincts.

En un mot, on a installé Carnaval à la tête de la première puissance mondiale, l’occasion de se rappeler avant les années de pénitence qui suivront que « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche d’un homme qui le rend impur. Mais ce qui sort de sa bouche » (Matt 15, 16-17).

Reste à espérer que nos esprits profiteront de cette jachère intellectuelle pour se ressourcer, et que de ce sombre chaos continueront de naître, malgré tout, d’autres étoiles dansantes - à Saint-Denis et ailleurs.

"A voix haute", un documentaire de Stéphane de Freitas à voir et à revoir

Imaginons un instant que la réponse n°1 soit "Le Président des Etats-Unis"...

Comme celui du Fou face au Roi, le discours « anti-système », de plus en commun, se revendique le contrepied d'une parole officielle.

En faisant appel à l'imagination et à l'émotion, en alliant simplisme et sophisme dans un langage performatif, ces mirages séduisent à peu de frais un public avide de rêve et d'espoir

A l'origine « relative aux affaires de l'État et à leur conduite », la parole politique flirte avec un vaudeville aux accents publicitaires

Parler unit, crée du lien, libère des frustrations, enfin permet de vivre ensemble

En un mot, on a installé Carnaval à la tête de la première puissance mondiale