"Pourquoi retraduit-on ?"
C'est la question que pose Françoise Wuilmart, traductrice littéraire belge et Directrice du Centre européen de traduction littéraire (CETL). Effectivement, une fois qu'un texte existe dans une langue voulue, pourquoi faudrait-il le retraduire ? La traduction est passée de mode ? Dans ce cas, l'original aussi sans doute, quel intérêt alors de le remettre entre les mains des lecteurs ? La littérature contemporaine est bien assez prodigue pour satisfaire les appétits les plus voraces.
La réalité est plus complexe, et tient à la posture subtile adoptée par le traducteur (ou la traductrice). Ce que nous explique Françoise Wuilmart avec la plus grande pédagogie c'est toute la difficulté de faire migrer un texte d'une langue à l'autre sans y imprimer au passage son identité, son époque, ses goûts. En un mot, sans y laisser sa patte. Le traducteur doit être une sorte de lecteur universel, incarnant toutes les lectures possibles de l'oeuvre et les restituant intactes dans la langue-cible. Il doit s'extraire au maximum de ses propres référentiels pour plonger dans ceux de l'auteur. C'est en tout cas la conception contemporaine de la traduction, quand les anciennes générations, moins soucieuses de la stricte transmission, se laissaient volontiers séduire par les Belles Infidèles, interprétations très personnelles des textes originaux.
Vous reprendrez bien une tasse de thé avec votre kasutera ?
Dans le même temps, une bonne traduction, pour être abordable par ses lecteurs, doit savoir d'adapter à leurs propres références. D'où des exercices qui vont jusqu'au casse-tête non pas chinois mais international avec par exemple la traduction de la saga d'Harry Potter, et son lot de néologismes, de jeux de mots, de références so british... Autant de subtilités qu'il a fallu d'abord comprendre, puis recréer, à travers des équivalents (c'est ainsi que pour ses lecteurs nippons, Hagrid troque son accent des Cornouailles pour le Tohoku-ben, un dialecte rural du nord-est du Japon).
Une langue est porteuse non seulement de façons de vivre et de visions du mondes, mais aussi de l'Histoire des peuples, des pays, des guerres. Les langues portent en elles les blessures, les humiliations, les dominations, et les intègrent, les amalgament, les assimilent. Ainsi les traces de la colonisation sont encore bien tangibles, jusque dans les mots qui rythment le quotidien, scandent la politique et l'histoire moderne, s'invitent jusque dans l'intime. On ne traduira pas de la même façon l'anglais du Nigeria, d'Afrique du Sud ou d'Ecosse, le français d’Algérie, de la RDC ou d’Haïti, l'espagnol des Quechuas et le madrilène, le russe des Tchouktches et celui de Poutine. Il existe des langues des vainqueurs et des langues des vaincus. Et ces langues qui parlent étranger sur leurs propres terres ? Comment les traduit-on ? C'est le sujet des 33es Assises de la traduction littéraire, les 12 & 13 novembre 2016, en Arles.
Je traduis donc je lis
Par rapport à une époque où ils étaient travailleurs de l'ombre, les traducteurs sont de mieux en mieux connus, reconnus et mis en valeur. Cette visibilité de l'intermédiaire change-t-elle la perception des lecteurs ? Sont-il conscients de lire une traduction ? du travail que cela représente ? des choix qui orientent leur propre lecture ? C'est l'objet d'un appel de textes de la revue Mémoires du livre / Studies in Book Culture intitulé : "Le traducteur et ses lecteurs" (ouvert jusqu'au 1er décembre 2016).
Si l'on considère comme Françoise Wuilmart le travail du traducteur comme celui d'abord d'un lecteur, qui analyse, décortique, comprend l'oeuvre en profondeur, y compris dans des strates que l'auteur ne maîtrise pas (des incursions de l'inconscient, des sous-textes, des sens cachés), que penser alors des œuvres auto-traduites ? Peut-on traduire ses propres textes sans les réécrire tout bonnement ? Est-ce une parodie de traduction ? L'auteur est-il capable d'aborder son oeuvre propre avec l'objectivité et la méthode nécessaires ? Peut-il être son propre lecteur universel ? Peut-il concentrer tous les pouvoirs sans basculer dans la tautologie ou l'auto-mutilation ? Nous attendrons avec impatience des pistes de réponse dans les actes du colloque qui s'est tenu à la Sorbonne les 21 & 22 octobre dernier, Plurilinguisme et auto-traduction : langue perdue, « langue sauvée »
Et quand le traducteur semble avoir enfin acquis sa place et ses lettres de noblesse, il est toujours un impératif économique pour la lui saboter...
[Lire la deuxième partie de l'article : Traducteurs mal-aimés, ou l’émergence du fansubbing 2/2]